Mort à morte au Cimetière du Père-Lachaise

 

(Blaise court en panique en regardant sa montre avec des documents dans ses bras.)

(On est en bas du Père-Lachaise près de la porte. Il y a un banc sur la scène.)

 

Blaise : (Il regarde au loin et voit une âme qui attend devant la porte) Ah ce n’est pas le temps de mourir. J’ai un rendez-vous avec Polina après une année. (Il voit quelqu’un et s’approche de lui)

 

Blaise : Victor ! Victor !! (Victor fait semblant de n’avoir pas entendu) 

Victor, viens ! (En se regardant, ils se rapprochent.) J’ai un rendez-vous aujourd’hui. Donc je vous déclare vice-ministre du bien-être des citoyens décédés du Cimetière du Père-Lachaise. 

(Il indique la porte et la file des âmes qui se forment devant elle) Douze Philippes sont décédés l’un après l’autre aujourd’hui. Attention à ne pas les confondre ! (Victor soupire. Blaise lui donne des documents)

 

Blaise : Voilà ! Bleu pour les nouveaux morts qu’il faut accompagner, vert pour les vagabonds qu’il faut rapatrier, jaune pour les permis de visite dans d’autres cimetières. Vous avez de la chance, il n’y a pas trop de monde aujourd’hui. (Victor peut à peine porter les documents.)

 

Blaise : Allez à mon bureau, prenez ma chaise ! A ce soir. Merci beaucoup. (Victor quitte la scène, Blaise regarde sa montre)

 

Blaise : Heureusement que Polina est en retard. J’ai inventé le mensonge que chaque septembre 21, je visite et je laisse une petite figue au tombeau de mon grand-père puisqu’il était cultivateur de figues à Figueres, Espagne et a quitté son travail pour une femme parisienne. Il l’a suivie jusqu’ici et a commencé à travailler dans un petit magasin de mobilier en 10ème. 

Si elle savait que j’habite et que je travaille ici… au cimetière du Père-Lachaise…depuis des décennies. Non, c’est mieux comme ça. L’ignorance est un bienfait. Je ne peux pas expliquer ce que je suis à une humaine. J’étais humain… Si quelqu’un m’avait dit qu’il était « le ministre du bien-être des citoyens décédés de la ville, » j’aurais éclaté de rire.

 

(Polina entre sur la scène en cherchant quelqu’un. Elle voit Blaise.)

 

Polina : (en se moquant de lui) Il est où ?

 

Blaise : Il est qui ? (Il joue le jeu, regarde autour de lui, méfiant.) 

 

Polina : Je ne connais pas son nom. Tu connais ce vieil homme qui s’était perdu un jour en disant qu’il voulait devenir une rivière et puis a fini par se jeter dans la Seine ? J’avais entendu dire qu’il ne buvait que de l’eau pendant ses dernières semaines. Personne ne pouvait imaginer qu’il pouvait tenir debout, encore moins qu’il pouvait marcher. Pourtant une nuit, après avoir fait pipi partout dans la maison, il s’est dressé tout à coup en silence, sans dire adieu, et a sauté d’un pont. Le matin suivant, les sans-abris ont parlé à l’un l’autre d’avoir vu passer un homme tout nu qui leur a demandé où était la Seine. L’un a témoigné qu’il semblait sensé comme le vieil homme lui a donné sa montre en disant « ça ne fait plus tic-tac ». L’autre disait « Son heure était arrivée. On n’y pouvait rien. » J’ai lu l’histoire dans les journaux il y a quelques années. Cet homme avait une vraie maladie poétique à mon avis. 

 

Blaise : Ah Polina, j’adore tes petites expressions : les maladies poétiques. Ce sont les pires. (Ils commencent à se promener ensemble) 

Je connaissais des gens qui sont morts de ça. En fait, quand j’étais petit, je travaillais avec des pêcheurs un été au Havre. L’un m’a raconté l’histoire d’un marin retraité qui était leur copain. Après qu’il a pris sa retraite et s’est retourné à la terre, il avait de graves problèmes respiratoires. Il a rigolé que sa vie a transformé lui-même en poisson qui ne respirait qu’avec ses branchies. Ses poumons ne pouvaient pas adapter à la terre. Le pauvre est mort en quelques années d’une maladie pulmonaire. (Il chuchote et fait un clin d’œil) C’est une vraie histoire. 

 

Polina : (Elle respire profondément) Tu sais… Ça me rappelle ma mère… Une soirée juste après la mort de mon père, on était seul. Elle m’a dit qu’au moment où elle est arrivée à la Gare de Lyon pour la première fois, elle a senti quelque chose de différent dans l’air, quelque chose d’étranger. Je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire jusqu’à ce que je sois sortie de l’aéroport à New York. En attendant un taxi, j’avais la tête qui tourne. L’air était plus lourd que jamais. Le ciel était plus grand que celui de Paris. Je voulais pleurer tout au fond de mon cœur. J’avais du mal à respirer et j’avais mal au cœur. Je ne sais pas pourquoi. Or, contrairement à ma mère qui a dû suivre mon père, j’avais choisi d’y aller.

 

(Elle regarde quelque part au loin puis se tourne vers Blaise) C’était peut-être une maladie poétique que j’ai hérité de ma mère.  

 

(Blaise regarde la terre en silence pour un moment bref) 

 

Blaise : (Il laisse échapper un gloussement) Oui, peut-être. Qu’est-ce que tu sens dans l’air ici au Père-Lachaise ? 

 

Polina : (Elle jette un coup d’œil curieux autour d’elle en pensant à sa réponse. Elle renifle.) Franchement, je viens d’avoir un rhume, donc pas grand-chose. La terre mouillée peut-être ou l’humidité en général. J’ai toujours le sentiment d’être dans un jongle loin de la ville. C’est l’Amazonie de Paris. Je me perds devant une sortie et je me retrouve devant une autre après quelques heures. Bah je dirais que tous mes sens se trompent et me disent que ce n’est pas Paris. 

 

Blaise : Une anti-Paris ! 

 

Polina : Oui, quelque chose comme ça. La dernière fois que j’étais à Paris, je me trouvais ici comme toujours. Au milieu du cimetière j’ai entendu un morceau de Chopin. Je pensais que c’était possible car il est enterré ici juste un peu en haut à droite. Mais j’étais assez loin de sa tombe et le son n’était pas du tout dans sa direction. Alors j’ai décidé de suivre la musique, ce qui m’a mené à l’une des sorties en haut. Quand j’y suis arrivée, j’ai découvert que le son était un camion de pompier. Au-delà des murs, la sirène s’est transformée en musique classique. Peut-être, j’entendais ce que je voulais entendre. 

 

(Blaise ouvre son parapluie. Le son de la pluie en arrière-plan)

 

Blaise : Il pleut légèrement, sans aucun souci. Tu te souviens de la première fois qu’on s’est rencontré ici ? C’était l’automne de 2006. Tu venais de retourner à Paris de New York. Tu détestais la pluie et n’arrêtait pas de te plaindre. Je t’ai vue à côté d’Héloïse et Abélard. Tu les harcelais en leur disant que le grand amour n’était pas vrai et que la monogamie était un mythe. Ça m’a fait rire. Je pensais que tu étais vraiment spécial. Mais il y avait du monde qui te regardait car personne n’avait jamais vu quelqu’un qui parlait si fortement dans le cimetière, surtout pas dans un débat contre les morts. Alors j’ai décidé de me substituer pour Héloïse et Abélard. Je te dis qu’il faut être mouillé comme le sol s’il pleut et qu’il faut avoir soif comme la terre s’il fait chaud. Je te demandais pourquoi ça te dérangeait autant et tu m’as regardé avec des yeux perplexes comme si tu n’étais pas consciente d’être visible. Tu as répondu, tranquillement pour la première fois, “Je ne fais que me plaindre, et si je me plains, quel pouvoir ai-je de changer le temps ? Je suis tellement débile. Je suis à peine humaine.” 

 

(Polina regarde les noms et les rares citations sur les tombes. Elle pointe du doigt l’une d’entre elles.)

 

Polina : Regarde cela Blaise ! « On se promenait si joliment ». Cela aurait dû être un véritable amour. Qu’est-ce que tu voudrais qu’ils écrivent sur ton tombeau ? J’y pense fréquemment. Peut-être une image, un oiseau ou une petite onde… C’est dommage que cet homme qui est devenu la Seine n’ait pas ce genre de chose. 

 

Blaise : Oh quelle horreur ! C’est pratiquement une confession qu’il s’est tué. Les décédés doivent également pouvoir bénéficier d’une certaine intimité ou d’une dignité. Je ne voudrais rien, peut-être même pas mon nom. Seulement mes initiales peut-être, ou un signe disant « personne ». Je suis né sans rien et cela ne me dérangerait pas de mourir sans rien, même sans nom. Des gens qui n’ont jamais partagé le moindre souvenir avec l’une de ces personnes viennent ici et voient leur nom. Pour les visiteurs, il n’y a rien d’autre que des noms pour la plupart des personnes présentes (ou absentes) dans le cimetière.

 

Polina : Mais tu exagères ! Pas besoin d’être si sérieux. 

 

Blaise : Je ne suis pas sérieux. C’est un exercice de l’imagination. J’ai écrit une histoire il y a quelques semaines sur un homme qui a usurpé l’identité des enterrés pour la vie. Il s’est promené pendant des heures dans les cimetières du monde entier pour trouver des noms appropriés qui susciterait de bonnes histoires, puis il a vendu ces histoires, ainsi que des passeports, à des personnes qui voulaient repartir à zéro. Alors, était-il un méchant ou un héros ? Dans son témoignage, il a écrit qu’il voulait être enterré comme “personne”. Ayant volé tant de noms, il était paranoïaque à l’idée que quelqu’un puisse voler le sien. (Il se sont mises à rire)

 

(Deux visiteurs chantant la chanson Ederlezi de Goran Bregovic passent. Blaise et Polina se promènent en silence pendant un moment et écoutent la chanson. Polina commence à siffloter l’air. Blaise regarde autour de lui et voit de nombreuses âmes s’approcher d’eux. Elles se mettent à chanter Ederlezi dans différentes langues dont le serbe-croate, le bulgare, le grec et le turc. D’autres âmes les accompagnent avec des sons d’instruments et d’autres encore regardent le spectacle. Victor entre dans la scène en courant vers Blaise, fait des gestes. Blaise a l’air stupéfait.)  

 

Blaise : Comment est-ce que tu peux entendre la chanson des âmes ? Tu les vois ? Ce n’est pas possible ! Tu es toujours vivante. 

 

Polina : Non, je suis morte d’une maladie du poumon à New York il y a quelques années. Connaissez-vous le mythe balkanique de la mora ?  On peut dire que je suis l’une d’entre elles. 

Je hante les gens dans leurs rêves car cela fait partie de mon métier, mais j’accompagne surtout les âmes sur le bon chemin lorsqu’elles arrivent à la croisée des chemins. Ma spécialité est de rapatrier les âmes qui meurent loin de chez elles. Je les ramène dans leur pays. 

 

(Blaise la regarde en choque) 

 

Polina : Pourquoi tu me regardes ainsi ? (Blaise détourne le regard) 

 

FIN

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